Il y a deux ans, le 9 septembre 2019, à l'occasion du dixième anniversaire de la sortie (enfin, plutôt de l'annonce du M9), j'avais publié
une longue interview de Stephan Daniel au cours de laquelle cette question de la (non) réparabilité des boîtiers numériques avait été abordée. En voici les extraits correspondant :
À la question : "La semaine dernière, au Leica Store de Paris, j’ai croisé deux clients venus acheter une batterie pour leur M8 et leur M9. Ce qui veut dire que ces boîtiers, qui ont dix ans ou plus, fonctionnent encore et sont utilisés. C’est assez surprenant que pour des boîtiers aussi « anciens » les accessoires demeurent disponibles. Puisque Leica a forgé sa réputation sur la longévité de ses produits en argentique, combien de temps encore les Leica M numériques pourront-ils être utilisés, révisés et réparés ?", Stephan Daniel avait répondu :
Cela a toujours été un but chez Leica d’assurer la réparation d’un produit le plus longtemps possible. Par exemple, aujourd’hui, en septembre 2019, si vous avez un problème avec votre Leica M3 de 1954, donc qui a plus de soixante ans, il n’y a pas de problème : vous nous l’envoyez au SAV et nous le réparons. C’est aussi parce que, pour ce modèle, ce n’est que de la mécanique et de l’optique.
Avec un produit électronique, cela devient beaucoup plus difficile d’assurer un fonctionnement et une disponibilité des pièces détachées à long terme. Notamment tout ce qui est « semi-conductor » (les capteurs, les puces électroniques, les processeurs, etc.) : il faut les commander, la plupart, à la fin de la production de série. Et une fois que les stocks sont épuisés, une réparation ne peut plus être assurée par manque de pièces détachées. Jusqu’à maintenant, nous avons fait en sorte de ne pas en arriver là, et il nous reste de la marge, mais je ne peux pas garantir ni dire dans combien de temps un M9 ne sera plus réparable. Un an ? Deux ans ? Cinq ans ? Je ne sais pas. De toutes manières, la seule certitude est que ce sera forcément plus court que pour un appareil argentique et qu’il est peu probable de pouvoir réparer l’électronique d’un M9 dans soixante ans.
À ma remarque que "En effet. Et de toutes manières, sur ce point précis, il ne s’agit pas d’un problème spécifique à Leica : tous les constructeurs sont logés à la même enseigne.", Stephan Daniel avait répondu :
Oui, tout à fait. En même temps, il faut garder à l’esprit que les composants électroniques demandent un stockage dans des conditions contrôlées très strictes. L’humidité, la température, etc. Ça revient vite très cher de garder ces pièces détachées en état fonctionnel en stock. C’est un compromis qu’il faut faire à un certain moment, et nous ferons toujours au mieux.
Si la colère et la sensation d'avoir été trompé demeurent légitime, la "seule" faute de Leica et d'avoir opté pour un capteur qui s'est avéré sensible à la corrosion alors que leur but initial était de retenir un modèle délivrant la qualité d'image la meilleure. Pour le reste, il ne faut pas oublier que :
- Kodak, le fournisseur des capteurs des M8 et M9, a revendu son activité capteur en 2011 à "Platinum Equity". C'est déjà pas si mal que Leica soit parvenu à sécuriser un stock de capteurs de rechange.
- En 2015, Sony, qui était l'un des derniers à encore produire des capteurs CCD pour un usage photographique grand public, annonce l'arrêt de la production de tous ses capteurs CCD, même ceux dédiés aux applications industrielles, ce qui deviendra effectif en 2017. Malgré cela, Leica demeurait, encore, l'un des rares disposant d'un stock permettant le remplacement d'un capteur de M9, quelle que soit sa déclinaison, même celui d'un M9 Monochrom.
- C'est une erreur commune de la part des revendeurs de croire que "parce que c'est Leica, les règles usuelles de l'industrie ne s'appliquent pas", et pour cela ne pas tenir compte de la forte inter-dépendance des acteurs de l'électronique.
- Il faut se rappeler qu'en 2009, nous n'en étions qu'aux balbutiements des appareils photographiques numériques à capteurs 24 x 36 mm et, même si Leica refuse d'utiliser ce terme, le M9 n'en est pas moins le premier hybride à disposer d'un capteur d'une telle dimension. Alors qu'il ne s'agit que d'une PME, avec des moyens humains limités et, à l'époque, au bord du dépôt de bilan, Leica avait malgré tout quatre ans d'avance sur le géant Sony. Même le M (Typ 240) et son capteur CMOS développé en interne, en collaboration avec le belge CMOSIS et produit par le français STMicroElectronics, est sorti un an avant les premiers Sony Alpha 7/Alpha 7R. (J'ai vu les prototypes quasiment achevés à l'usine en août 2012, l'annonce aux équipes de Leica France a été faite en octobre de la même année, les Sony quant à eux ont été présentés à certains membres de la presse en octobre 2013, les ingénieurs en charge du projet avaient d'ailleurs fait le déplacement à Puteaux spécifiquement pour l'occasion.)
- Ce n'est pas sans raison si, dans le cadre de la L-Mount Alliance, Leica s'est associé avec Panasonic et Sigma, tous deux capables de produire leurs propres capteurs, avec des technologies différentes de celles de Sony, permettant au passage d'échapper à son hégémonie. Du côté de Panasonic, c'est une filiale, le fondeur Tower Jazz, qui s'en occupe. Du côté de Sigma, pour la production des capteurs Foveon 24 x 36 mm, le constructeur a décidé de faire appel à un fondeur californien, TSI Semiconductors. Celui a l'avantage de se trouver à deux heures de route des bureaux d'étude de Foveon. Cela permet de s'affranchir à la fois du décalage horaire et de la barrière de la langue, à comparer à la situation précédente où Sigma devait jongler avec ses bureaux au Japon, ceux de Foveon en Californie et ceux de son fondeur ancien fondeur, Dongbu Hitek, basé en Corée du Sud. (Je reprends mot pour mot ce que j'ai écrit pour Réponses Photo.)
- Il se trouve que ce capteur Foveon est celui ayant le rendu le plus proche de celui d'un CCD. Or, cela fait des années que je milite auprès de Kazuto Yamaki (le PDG de Sigma) et Stephan Daniel pour l'émergence d'un boîtier M numérique à capteur Foveon. Apparemment, de ce que m'ont confié l'un et l'autre, je ne serais pas le seul, donc j'espère que cette idée finira par fin son chemin jusqu'à un prototype et la production.
Ce qu'il faut en retenir, c'est le changement de paradigme qu'impose la photographie numérique et que "faire au mieux" n'implique plus tout à fait la même chose qu'au temps de l'argentique et des boîtiers 100% mécaniques. D'ailleurs, sans remuer le couteau dans la plaie, combien de cellules au sélénium des années 50 fonctionnent encore aujourd'hui ? Et combien de boîtiers argentiques semi-électroniques propulsés par une pile au mercure dorment dans des tiroirs faute de piles compatibles ? La touche d'espoir néanmoins qu'il faut retenir est que, dans les progrès à encore réaliser du côté des capteurs, aux côtés de la la course aux pixels ou celle à la dynamique, les constructeurs déploient des trésors d'énergie pour concevoir des puces à la longévité et à la fiabilité accrues, tout cela en maintenant les coûts de production, voire en les réduisant, tout en gardant un œil sur l'impact environnemental qu'a forcément une telle production. Et c'est loin d'être chose aisée, que ce soit pour Leica ou n'importe qui d'autre.